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Il faut d'abord écarter une équivoque. L'histoire a étroitement lié l'image de l'usurier à celle du Juif. Jusqu'au XII° siècle, le prêt à intérêt qui ne mettait pas en jeu des sommes importantes et se faisait en partie dans le cadre de l'économie-nature (on prêtait du grain, des vêtements, des matières et des objets et on recevait une quantité plus grande de ces mêmes choses prêtées) était pour l'essentiel aux mains des Juifs. A ceux-ci en effet on interdisait peu à peu des activités productrices que nous appellerions aujourd'hui « primaires » ou « secondaires ». Il ne leur restait plus, à côté de certaines professions « libérales » comme la médecine, longtemps dédaignée par les Chrétiens qui abandonnaient à d'autres les soins d'un corps laissé pour les puissants et les riches aux médecins juifs et pour les autres aux guérisseurs «  populaires » et à la nature, qu'à faire produire l'argent auquel précisément le christianisme refusait toute fécondité. Non chrétiens, ils n'éprouvaient pas de scrupules et ne violaient pas les prescriptions bibliques en faisant des prêts à des individus ou à des institutions hors de leur communauté. (…) Le grand essor économique du XII° siècle multiplia les usuriers chrétiens. Ils nourrirent d’autant plus d’hostilité contre les juifs que ceux-ci étaient parfois de redoutables concurrents. (…) En théorie, l’Eglise présentait les usuriers chrétiens comme pires que les juifs, « Car les juifs ne font pas de prêts usuraires à leurs frères ».

L'usure est un vol, donc l'usurier un voleur. Et d'abord, comme tout voleur, un voleur de propriété. Thomas de Chobham le dit bien: « L'usurier commet un vol ou une usure  ou une rapine  car il reçoit un bien étranger contre le gré du « propriétaire » c'est-à-dire Dieu. L'usurier est un voleur particulier ; même s'il ne trouble pas l'ordre public, son vol est particulièrement haïssable dans la mesure où il vole Dieu. Que vend-il en effet, sinon le temps qui s'écoule entre le moment où celui où il prête et celui ou il est remboursé avec intérêt? Or le temps n'appartient qu'à Dieu. Voleur de temps, l'usurier est un voleur du patrimoine de Dieu. Tous les contemporains le disent, après saint Anselme et Pierre Lombard. « L'usurier ne vend rien au débiteur qui lui appartienne, seulement le temps qui appartient à Dieu. Il ne peut donc tirer un profit de la vente d'un bien étranger ». Plus explicite mais exprimant un lieu commun de l'époque, la Tabula exemplorum rappelle: « Les usuriers sont des voleurs car ils vendent le temps qui ne leur appartient pas et vendre le bien d'autrui, contre le gré du possesseur, c'est du vol ». Voleur de «  propriété », puis voleur de temps, le cas de l'usurier s'aggrave. Car la « propriété », notion qui, au Moyen Age, ne réapparaît vraiment qu'avec le droit romain aux XII° et XIII° siècles et ne s'applique guère qu'à des biens meubles appartient aux hommes. Le temps appartient à Dieu, et à Lui seul. (…)

Étrange situation que celle de l'usurier médiéval. Dans une perspective de longue durée, l'historien d'aujourd'hui lui reconnaît la qualité de précurseur d'un système économique qui, malgré ses injustices et ses tares, s'inscrit, en Occident, dans la trajectoire d'un progrès: le capitalisme. Alors qu'en son temps cet homme fut honni, selon tous les points de vue de l'époque. Dans la longue tradition judéo-chrétienne, il est condamné. Le livre sacré fait peser sur lui une malédiction bimillénaire. Les valeurs nouvelles du XIIIe siècle le rejettent aussi comme ennemi du présent. La grande promotion, c'est celle du travail et des travailleurs. Or il est un oisif particulièrement scandaleux. Car le diabolique travail de l'argent qu'il met en branle n'est que le corollaire de son odieuse oisiveté. Ici encore Thomas de Chobham le dit clairement: « L'usurier veut acquérir un profit sans aucun travail et même en dormant, ce qui va contre le précepte du Seigneur qui dit: « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain. » (Genèse, III, 19) ». (…)

Je n'évoquerai que rapidement ici la naissance, à la fin du XIIe siècle, d'un nouveau lieu de l'au-delà, le purgatoire, que j'ai longuement, décrite et analysée ailleurs. Le christianisme avait hérité de la plupart des religions antiques un double au-delà, de récompense et de châtiment : le paradis et l'enfer. Il avait hérité aussi d'un Dieu bon mais juste, juge pétri de miséricorde et de sévérité qui, ayant laissé à l'homme un certain libre arbitre, le punissait quand il en avait mal usé et l'abandonnait alors au génie du mal, Satan. L'aiguillage vers le paradis ou vers l'enfer se faisait en fonction des péchés commis ici-bas, lieu de pénitence et d'épreuves pour l'homme entaché du péché originel. L'Eglise contrôlait plus ou moins ce processus de salut ou de damnation par ses exhortations et ses mises en garde, par la pratique de la pénitence qui déchargeait les hommes de leur péché. La sentence se réduisait à deux verdicts possibles: paradis ou enfer. Elle serait prononcée par Dieu (ou Jésus) au Jugement dernier et vaudrait pour l'éternité. Dès les premiers siècles, les Chrétiens, comme en témoignent notamment les inscriptions funéraires, espérèrent que le sort des morts n'était pas définitivement scellé à leur décès et que les prières et les offrandes – les suffrages - des vivants pouvaient aider les pécheurs morts à échapper à l'enfer ou que, du moins, en attendant la sentence définitive au Jugement dernier, ils bénéficieraient d'un traitement plus doux que celui des pires condamnés à l'enfer.

Quand, dans l'essor de l'Occident, de l'An Mil au XIIIe siècle, les hommes et l'Eglise estimèrent insupportable l'opposition simpliste entre le paradis et l'enfer, et quand les conditions se trouvèrent réunies pour définir un troisième lieu de l'au-delà où les morts pouvaient être purgés de leur reliquat de péchés, un mot apparut, purgatorium, pour désigner ce lieu enfin identifié : Le purgatoire. (…)

Il y a certes un moyen pour l'usurier d'échapper à l’enfer et même au purgatoire, c'est de restituer. Etienne de Bourbon le souligne: «  L'usurier, s'il veut éviter la damnation, doit rendre (le mot est très fort, evomat, c'est rendre par vomissement) par restitution l’argent mal acquis et sa faute par la confession. Autrement il les rendra [par vomissement, evomet, à prendre sans doute dans ce cas au pied de la lettre] par châtiment en enfer. Mais il faut tout restituer et à temps. Or non seulement beaucoup d'usuriers hésitent et sont réticents jusqu'à ce qu'il soit trop tard mais, de surcroît, la restitution n'est pas toujours très simple à réaliser. La victime de l'usurier peut être morte et ses descendants introuvables. La réalisation de l'argent gagné usurairement peut être difficile si cet argent a été dépensé ou investi dans un achat qu'on ne peut annuler ou récupérer. L'usure porte sur le temps. L'usurier a vendu, volé du temps, et cela ne pourrait lui être pardonné que s'il rendait l'objet volé. Peut-on rendre, remonter le temps ? (…)

Une hirondelle ne fait pas le printemps. Un usurier en purgatoire ne fait pas le capitalisme. Mais un système économique n'en remplace un autre qu'au bout d'une longue course d'obstacles de toutes sortes. L'histoire, ce sont les hommes. Les initiateurs du capitalisme, ce sont les usuriers, marchands d'avenir, marchands du temps que, dès le XV°siècle, Léon Battista Alberti définira comme de l'argent. Ces hommes sont des Chrétiens. Ce qui les retient sur le seuil du capitalisme, ce ne sont pas les conséquences terrestres des condamnations de l'usure par l'Église, c'est la peur, la peur angoissante de l'enfer. Dans une société où toute conscience est une conscience religieuse, les obstacles sont d'abord - ou finalement - religieux. L'espoir d'échapper à l'enfer grâce au purgatoire permit à l'usurier de faire avancer l'économie et la société du XIIIe siècle vers le capitalisme.

                                          La bourse et la vie (1986) Jacques Le Goff

 

1°) Pourquoi les usuriers chrétiens étaient-ils (en théorie) moins bien vu que les prêteurs juifs, au Moyen-âge ? Pourquoi en réalité, les prêteurs juifs étaient-ils plus détestés ?

2°) Quel reproche principal l’Eglise faisait-elle aux usuriers ?

3°) Quelles activités sociales étaient bien plus nobles que le prêt usuraire ? A quel type d’ « activité » mal vue socialement était associée l’usure ?

4°) Pourquoi les juifs étaient-ils plus nombreux à pratiquer le prêt à intérêt que les chrétiens ?

4°) Par quel tour de passe-passe théologique l’Eglise a-t-elle permis que se développe tout de même le prêt à intérêt dont avaient besoin les commerçants pour développer leurs activités ?

5°) Par quel moyen pouvait-on « sauver l’âme » d’un usurier ?

6°) Quelle évolution historique majeure a été permise dès lors que le prêt à intérêt n’a plus été considéré comme un pêché mortel ?