1/ On entend souvent dire que les
systèmes non démocratiques sont les plus performants
pour aboutir au développement économique. Cette
théorie est parfois définie comme
« l’hypothèse de Lee », du nom de celui
qui en fut le champion, Lee Kuan Yew, leader politique et ancien
président de Singapour. Il a sans doute raison en affirmant
que certains États autoritaires (comme la Corée du Sud,
Singapour et la Chine d'après le lancement des
réformes) ont maintenu des taux de croissance
économique plus élevés que ceux de nombreux
États moins autoritaires (comme l'Inde, la Jamaïque ou le
Costa Rica). L'« hypothèse de Lee »
toutefois est fondée sur un empirisme sporadique qui tire ses
conclusions d'informations sélectives et limitées,
plutôt que de l'évaluation générale et
statistique d'un large échantillonnage des données
disponibles. Une relation de causalité de cet ordre ne peut
être définie sur la base de preuves sélectives et
partielles. Par exemple, nous ne pouvons pas réellement
considérer la forte croissance économique de Singapour
ou de la Chine comme « preuve définitive » de
la supériorité d'un régime autoritaire à
promouvoir la croissance économique, pas plus que nous ne
devons tirer la conclusion inverse du fait que le Botswana -
État qui possède le meilleur taux de croissance
économique des pays africains - ait été pendant
des décennies une oasis de démocratie en Afrique. Il
nous faut davantage d'études empiriques et
systématiques sur la question pour faire le tri entre les
revendications et les contre-revendications et pour les
évaluer. En réalité, il n'existe aucune preuve
valable, sur un plan général, qui soit suffisamment
convaincante pour démontrer qu'un gouvernement autoritaire,
ainsi que la suppression des droits civiques et politiques, sont
favorables au développement économique. Le tableau
statistique global ne permet aucune déduction de ce type. Des
études de caractère systématique (celles de
Robert Barro ou d'Adam Przeworski, par exemple), n'apportent aucune
caution à la thèse de l'existence d'une contradiction
fondamentale entre droits politiques et performance
économique. Le caractère du développement semble
dépendre de bien d'autres circonstances, et tandis que
certaines investigations statistiques indiquent un lien de
causalité légèrement négatif, d'autres en
trouvent un fortement positif. Si toutes les études
comparatives sont confrontées les unes aux autres, 1
'hypothèse selon laquelle il n'y a pas de relation claire
entre croissance économique et démocratie dans
l'une ou l'autre direction reste extrêmement plausible.
(…)
2/ La question soulevée concerne
aussi le problème fondamental des méthodes qu'utilise
la recherche économique. Nous devons considérer non
seulement les rapports statistiques, mais également
étudier de près et examiner les causes du processus
impliqué dans le développement de l'économie et
la croissance. À 1 'heure actuelle, les circonstances et les
politiques qui ont conduit au succès économique des
pays de l'Asie de l'Est sont relativement bien comprises.
Aujourd'hui, alors que diverses recherches ont mis l'accent sur tel
ou tel aspect et souligné quelques légères
différences, il existe une attitude largement consensuelle
quant à la liste des « politiques
utiles »: c'est-à-dire l'ouverture à la
concurrence, l'utilisation des marchés internationaux, une
stratégie d'incitations à l'investissement et à
l'exportation, un niveau élevé d'alphabétisation
et d'enseignement, des réformes agraires réussies,
ainsi que d'autres avancées sociales qui élargissent la
participation au processus d'expansion économique. Il n'y a
aucune raison de supposer que l'une ou l'autre de ces politiques ne
peut se concilier avec plus de démocratie et doive
forcément être soutenue par des composantes autoritaires
telles que celles qui existent en Corée du Sud, à
Singapour ou en Chine. En vérité, il existe des preuves
accablantes démontrant que ce qui est nécessaire pour
générer une croissance économique plus rapide
n'est pas un système politique plus dur, mais bien un climat
économique plus humain.
3/ Pour compléter cette analyse, il
nous faut aller au-delà des limites étroites de la
croissance économique et regarder de près les exigences
plus vastes du développement qui comprennent aussi le besoin
de sécurité, tant sur le plan économique que
social. Dans ce contexte, nous devons considérer le lien entre
les droits civiques et politiques d'une part, et la prévention
des catastrophes économiques majeures d'autre part. Les droits
civiques et politiques donnent aux gens la possibilité
d'attirer fortement l'attention de ceux qui gouvernent sur les
besoins de tous et d'exiger une action politique appropriée.
La réponse du gouvernement à la souffrance aiguë
du peuple dépend souvent de la pression à laquelle il
est soumis. L'exercice des droits politiques (tels que le droit de
vote, le droit à la critique, à la remise en question
et autres ... ) peut faire une réelle différence et
influencer profondément le mode d'action du gouvernement en
place.
4/ J'ai, ailleurs, démontré
le fait notoire que dans la terrible histoire des famines dans le
monde, aucune famine ne s'est jamais produite dans un pays
indépendant et démocratique, jouissant d'une relative
liberté de la presse. On ne peut trouver d'exception à
cette règle, où que nous regardions: les
récentes famines en Éthiopie, en Somalie, ou dans
d'autres pays soumis à des régimes dictatoriaux; les
famines en Union soviétique dans les années trente; en
Chine la famine de 1958-61 avec l'échec du Grand Bond en
avant; ou à une époque plus lointaine, les famines en
Irlande ou en Inde sous une domination étrangère. Bien
que réussissant beaucoup mieux que l'Inde dans de nombreux
domaines sur le plan économique, la Chine a néanmoins
souffert d'une famine (à l'inverse de l'Inde) qui fut la plus
terrible jamais enregistrée dans l'histoire mondiale:
près de trente millions de personnes périrent de faim
alors que la politique fautive du gouvernement ne fut pas
amendée et resta même inchangée pendant trois
longues années. De telles politiques n'essuyèrent
aucune critique, car il n'existait aucun parti d'opposition au
parlement, aucune liberté de la presse, et pas
d'élections multipartites. En réalité, c'est
précisément ce manque d'opposition qui a permis
à des politiques complètement erronées de
perdurer, bien qu'elles aient été responsables de
milliers de morts chaque année. On peut dire de même en
ce qui concerne les deux famines qui sévissent actuellement en
Corée du Nord et au Soudan. Souvent, les famines sont
associées à des événements qui
ressemblent à des catastrophes naturelles, et les
commentateurs choisissent fréquemment la facilité en
montrant du doigt certains faits comme étant la cause des
famines : inondations en Chine au moment de l'échec du Grand
Bond en avant, sécheresse en Éthiopie ou mauvaises
récoltes en Corée du Nord. Néanmoins, de
nombreux pays ayant des problèmes identiques, voire plus
graves, s'en sortent parfaitement bien, parce qu'un gouvernement
responsable intervient pour remédier à la
pénurie de nourriture. Puisque les premières victimes
de la famine sont les indigents, de nombreux décès
peuvent être évités en recréant des
revenus (grâce à des programmes d'emploi lancés
par le gouvernement, par exemple) ce qui rend la nourriture
accessible aux victimes potentielles de la famine. Même les
démocraties les plus pauvres qui ont été
confrontées à de terribles inondations, à des
périodes de sécheresse ou à d'autres
catastrophes naturelles (comme l'Inde en 1973, le Zimbabwe et le
Botswana au début des années quatre-vingt) ont
été en mesure de nourrir leur population sans faire
l'expérience de la disette. Il est aisé de
prévenir une famine si un sérieux effort est fait pour
y parvenir, et un gouvernement démocratique, confronté
à des élections et aux critiques des partis
d'opposition, ainsi qu'à celles d'une presse
indépendante, ne peut manquer de fournir cet effort. Alors que
les périodes de famine se succédèrent sous
l'autorité britannique et ce, jusqu'à
l'indépendance (la dernière famine, dont je fus
témoin alors que j'étais encore enfant, remonte
à 1943, quatre ans avant l'indépendance), leur
disparition soudaine, coïncidant avec l'établissement
d'une démocratie multipartite et d'une presse libre, n'a rien
de surprenant. (…)
Les fonctions de la démocratie
5/ (…) Qu'est-ce exactement que la
démocratie ? Il ne faut pas confondre démocratie
et gouvernement de la majorité. La démocratie a des
exigences complexes, qui bien sûr comprennent le droit de vote
et le respect du résultat des élections, mais
requièrent aussi la protection des droits et de la
liberté, le respect de la légalité, ainsi que la
garantie de libre discussion et de circulation non censurée de
l'information et la liberté de la commenter. Les
élections elles-mêmes peuvent être fallacieuses si
elles ont lieu sans que les différents partis aient une chance
égale de présenter leurs programmes respectifs, ou sans
que l'électorat jouisse du droit d'être informé
et de considérer les points de vue des divers concurrents. La
démocratie est un système exigeant, et pas seulement un
système mécanique comme dans le gouvernement
majoritaire, pris isolément, en dehors de tout contexte.
Envisagés sous cet éclairage, les mérites de la
démocratie et sa prétention à être une
valeur universelle peuvent se rattacher à certaines vertus
distinctes qui vont de pair avec une pratique sans entraves. En
réalité, on peut distinguer trois modes
différents à travers lesquels la démocratie
enrichit la vie des citoyens.
Premièrement, la liberté politique fait partie
de la liberté de l'homme en général, et
l'exercice des droits civiques et politiques, un point crucial dans
une vie satisfaisante pour les individus et les corps sociaux. La
participation à la vie politique et sociale a une valeur
intrinsèque pour la vie humaine et le bien-être
des personnes. C'est une privation majeure que d'être
empêché de participer à la vie politique de la
communauté.
Deuxièmement, comme je viens de le montrer (en rejetant
la thèse selon laquelle la démocratie est en conflit
avec le développement économique), la démocratie
a une valeur instrumentale ou pratique importante, en
amplifiant l'écoute accordée aux gens lorsqu'ils
expriment et défendent leurs revendications à
l'attention des politiques (y compris revendications pour des
nécessités économiques).
Troisièmement - et ceci est un point qui devra
être étudié plus loin - la politique de la
démocratie donne aux citoyens une chance d'apprendre les uns
par les autres, et aide la société à donner
forme à ses valeurs et à ses priorités.
Même l'idée de « besoins », qui inclut la
compréhension des «besoins économiques »,
requiert une discussion publique et un échange d'informations,
de points de vue et d'analyses. Dans ce sens, la démocratie a
une fonction constructive, qui s'ajoute à sa valeur
intrinsèque pour la vie des citoyens et à son
importance instrumentale dans les décisions politiques. La
revendication de la démocratie à être
considérée comme valeur universelle doit prendre en
compte tous ces multiples aspects.
6/ La définition conceptuelle - et
même la compréhension - de ce qui doit être
considéré comme « besoins », y compris les
« besoins économiques », peut elle-même
nécessiter l'exercice de droits civiques et politiques. Une
réelle compréhension de ce que sont ces besoins
économiques - leur contenu et leur force - peut
nécessiter discussion et échange. Les droits civiques
et politiques, particulièrement ceux qui sont rattachés
à la garantie de la libre discussion, du débat, de la
critique et de la contestation, sont au cœur du processus
générant des choix informés et
réfléchis. Ces procédés ont une valeur
cruciale dans la formation des valeurs et des priorités, et
nous ne pouvons, en général, marquer des
préférences, exprimées indépendamment du
débat public, c'est-à-dire sans tenir compte du fait
que sont ou ne sont pas autorisés un échange et un
débat ouverts (...) Il existe de nombreuses choses que nous
pourrions, à juste titre, évaluer et considérer
comme « besoins » si cela était faisable.
Nous pourrions même vouloir l'immortalité, comme le fit
l'extraordinaire personnage féminin de Maitreyee avec son
remarquable esprit de curiosité, dans sa conversation avec
Yajnavalkya, il y a trois mille ans, dans le célèbre
récit des Upanishad. Mais pour nous, l'immortalité
n'est pas un « besoin » car de toute
évidence, on ne peut l'atteindre. La conception que nous avons
des « besoins » est en rapport avec la
manière dont on peut prévenir certaines
difficultés ou privations, et avec la compréhension que
nous avons de ce qui peut être fait en ce domaine. Dans la
compréhension et l'élaboration des convictions
concernant cette faisabilité (faisabilité sociale
en particulier), les débats publics jouent un rôle
essentiel. Les droits politiques, y compris la liberté
d'expression et de discussion, jouent non seulement un rôle
vital pour induire des réponses sociales des besoins
économiques, mais aussi un rôle primordial dans la
conceptualisation des besoins économiques eux-mêmes.
7/ En fait, la portée et
l'efficacité d'un débat ouvert sont souvent
sous-estimées dans l'évaluation des problèmes
sociaux et politiques. Par exemple, le débat public a un
rôle important à jouer dans la réduction du taux
élevé de fertilité qui caractérise
certains pays en voie de développement. Que le net
déclin du taux de fertilité dans les régions les
plus scolarisées de l'Inde ait été fortement
influencé par le débat public concernant les effets
négatifs de ce taux élevé pour la
communauté en général, et pour la vie des jeunes
femmes en particulier, cela est parfaitement évident. Si
l'idée s'est peu à peu fait jour, par exemple dans
l'État de Kerala ou de Tamil Nadu, qu'à l'époque
moderne, une famille heureuse est une famille peu nombreuse, c'est
parce que beaucoup de discussions et de nombreux débats ont
contribué à la formation de ce point de vue. Le Kerala
a maintenant un taux de fertilité de l,7 % (comparable
à celui de la France et de la Grande-Bretagne, et bien en
dessous des 1,9 % de la Chine) : cela s'est accompli sans mesures
coercitives mais principalement grâce à
l'émergence de valeurs nouvelles - processus dans lequel le
dialogue politique et social a joué un rôle majeur.
L'élévation du niveau d'instruction de la population du
Kerala est supérieure à celle de n'importe quelle
province de Chine, en particulier dans la population féminine,
et a notamment contribué à rendre possible ce dialogue
politique et social.
1° § Peut-on dire que la
démocratie favorise la croissance économique ?
Pourquoi ? Peut-on dire l’inverse ?
2° §Rappeler quelles sont les
politiques considérées comme responsables du
développement de certains pays d’Asie du Sud-Est. Ces
politiques nécessitent-elles l’existence d’un système
démocratique pour être
appliquées ?
3°§ Quel critère de
développement A. Sen ajoute-t-il aux indicateurs de
croissance ? Montrer que celui-ci est indissociable de la
démocratie.
4°§ Montrer pourquoi les famines
sont un exemple du rôle fondamental que joue la
démocratie dans le développement.
5°§ Qu’est-ce qui
caractérise le mieux la démocratie, selon A.
Sen ?
6°§ Pourquoi la démocratie
est-elle nécessaire à la définition des besoins
économiques ?
7°§ Montrer en quoi l’exemple de la réduction de la fertilité en Inde (comparée à celle opérée en Chine) est une parfaite illustration du lien entre le développement et l’évolution des valeurs. Pourquoi la démocratie est-elle le seul système capable de réaliser cette évolution des valeurs ?