DOSSIER 3 / DEMOCRATIE ET MARCHE / AMARTYA SEN

La démocratie des autres / La démocratie comme valeur universelle (1999)

Par Amartya SEN

1/ On entend souvent dire que les systèmes non démocratiques sont les plus performants pour aboutir au développement économique. Cette théorie est parfois définie comme « l’hypothèse de Lee », du nom de celui qui en fut le champion, Lee Kuan Yew, leader politique et ancien président de Singapour. Il a sans doute raison en affirmant que certains États autoritaires (comme la Corée du Sud, Singapour et la Chine d'après le lancement des réformes) ont maintenu des taux de croissance économique plus élevés que ceux de nombreux États moins autoritaires (comme l'Inde, la Jamaïque ou le Costa Rica). L'« hypothèse de Lee » toutefois est fondée sur un empirisme sporadique qui tire ses conclusions d'informations sélectives et limitées, plutôt que de l'évaluation générale et statistique d'un large échantillonnage des données disponibles. Une relation de causalité de cet ordre ne peut être définie sur la base de preuves sélectives et partielles. Par exemple, nous ne pouvons pas réellement considérer la forte croissance économique de Singapour ou de la Chine comme « preuve définitive » de la supériorité d'un régime autoritaire à promouvoir la croissance économique, pas plus que nous ne devons tirer la conclusion inverse du fait que le Botswana - État qui possède le meilleur taux de croissance économique des pays africains - ait été pendant des décennies une oasis de démocratie en Afrique. Il nous faut davantage d'études empiriques et systématiques sur la question pour faire le tri entre les revendications et les contre-revendications et pour les évaluer. En réalité, il n'existe aucune preuve valable, sur un plan général, qui soit suffisamment convaincante pour démontrer qu'un gouvernement autoritaire, ainsi que la suppression des droits civiques et politiques, sont favorables au développement économique. Le tableau statistique global ne permet aucune déduction de ce type. Des études de caractère systématique (celles de Robert Barro ou d'Adam Przeworski, par exemple), n'apportent aucune caution à la thèse de l'existence d'une contradiction fondamentale entre droits politiques et performance économique. Le caractère du développement semble dépendre de bien d'autres circonstances, et tandis que certaines investigations statistiques indiquent un lien de causalité légèrement négatif, d'autres en trouvent un fortement positif. Si toutes les études comparatives sont confrontées les unes aux autres, 1 'hypothèse selon laquelle il n'y a pas de relation claire entre croissance économique et démocratie dans l'une ou l'autre direction reste extrêmement plausible. (…)

2/ La question soulevée concerne aussi le problème fondamental des méthodes qu'utilise la recherche économique. Nous devons considérer non seulement les rapports statistiques, mais également étudier de près et examiner les causes du processus impliqué dans le développement de l'économie et la croissance. À 1 'heure actuelle, les circonstances et les politiques qui ont conduit au succès économique des pays de l'Asie de l'Est sont relativement bien comprises. Aujourd'hui, alors que diverses recherches ont mis l'accent sur tel ou tel aspect et souligné quelques légères différences, il existe une attitude largement consensuelle quant à la liste des « politiques utiles »: c'est-à-dire l'ouverture à la concurrence, l'utilisation des marchés internationaux, une stratégie d'incitations à l'investissement et à l'exportation, un niveau élevé d'alphabétisation et d'enseignement, des réformes agraires réussies, ainsi que d'autres avancées sociales qui élargissent la participation au processus d'expansion économique. Il n'y a aucune raison de supposer que l'une ou l'autre de ces politiques ne peut se concilier avec plus de démocratie et doive forcément être soutenue par des composantes autoritaires telles que celles qui existent en Corée du Sud, à Singapour ou en Chine. En vérité, il existe des preuves accablantes démontrant que ce qui est nécessaire pour générer une croissance économique plus rapide n'est pas un système politique plus dur, mais bien un climat économique plus humain.

3/ Pour compléter cette analyse, il nous faut aller au-delà des limites étroites de la croissance économique et regarder de près les exigences plus vastes du développement qui comprennent aussi le besoin de sécurité, tant sur le plan économique que social. Dans ce contexte, nous devons considérer le lien entre les droits civiques et politiques d'une part, et la prévention des catastrophes économiques majeures d'autre part. Les droits civiques et politiques donnent aux gens la possibilité d'attirer fortement l'attention de ceux qui gouvernent sur les besoins de tous et d'exiger une action politique appropriée. La réponse du gouvernement à la souffrance aiguë du peuple dépend souvent de la pression à laquelle il est soumis. L'exercice des droits politiques (tels que le droit de vote, le droit à la critique, à la remise en question et autres ... ) peut faire une réelle différence et influencer profondément le mode d'action du gouvernement en place.

4/ J'ai, ailleurs, démontré le fait notoire que dans la terrible histoire des famines dans le monde, aucune famine ne s'est jamais produite dans un pays indépendant et démocratique, jouissant d'une relative liberté de la presse. On ne peut trouver d'exception à cette règle, où que nous regardions: les récentes famines en Éthiopie, en Somalie, ou dans d'autres pays soumis à des régimes dictatoriaux; les famines en Union soviétique dans les années trente; en Chine la famine de 1958-61 avec l'échec du Grand Bond en avant; ou à une époque plus lointaine, les famines en Irlande ou en Inde sous une domination étrangère. Bien que réussissant beaucoup mieux que l'Inde dans de nombreux domaines sur le plan économique, la Chine a néanmoins souffert d'une famine (à l'inverse de l'Inde) qui fut la plus terrible jamais enregistrée dans l'histoire mondiale: près de trente millions de personnes périrent de faim alors que la politique fautive du gouvernement ne fut pas amendée et resta même inchangée pendant trois longues années. De telles politiques n'essuyèrent aucune critique, car il n'existait aucun parti d'opposition au parlement, aucune liberté de la presse, et pas d'élections multipartites. En réalité, c'est précisément ce manque d'opposition qui a permis à des politiques complètement erronées de perdurer, bien qu'elles aient été responsables de milliers de morts chaque année. On peut dire de même en ce qui concerne les deux famines qui sévissent actuellement en Corée du Nord et au Soudan. Souvent, les famines sont associées à des événements qui ressemblent à des catastrophes naturelles, et les commentateurs choisissent fréquemment la facilité en montrant du doigt certains faits comme étant la cause des famines : inondations en Chine au moment de l'échec du Grand Bond en avant, sécheresse en Éthiopie ou mauvaises récoltes en Corée du Nord. Néanmoins, de nombreux pays ayant des problèmes identiques, voire plus graves, s'en sortent parfaitement bien, parce qu'un gouvernement responsable intervient pour remédier à la pénurie de nourriture. Puisque les premières victimes de la famine sont les indigents, de nombreux décès peuvent être évités en recréant des revenus (grâce à des programmes d'emploi lancés par le gouvernement, par exemple) ce qui rend la nourriture accessible aux victimes potentielles de la famine. Même les démocraties les plus pauvres qui ont été confrontées à de terribles inondations, à des périodes de sécheresse ou à d'autres catastrophes naturelles (comme l'Inde en 1973, le Zimbabwe et le Botswana au début des années quatre-vingt) ont été en mesure de nourrir leur population sans faire l'expérience de la disette. Il est aisé de prévenir une famine si un sérieux effort est fait pour y parvenir, et un gouvernement démocratique, confronté à des élections et aux critiques des partis d'opposition, ainsi qu'à celles d'une presse indépendante, ne peut manquer de fournir cet effort. Alors que les périodes de famine se succédèrent sous l'autorité britannique et ce, jusqu'à l'indépendance (la dernière famine, dont je fus témoin alors que j'étais encore enfant, remonte à 1943, quatre ans avant l'indépendance), leur disparition soudaine, coïncidant avec l'établissement d'une démocratie multipartite et d'une presse libre, n'a rien de surprenant. (…)

Les fonctions de la démocratie

5/ (…) Qu'est-ce exactement que la démocratie ? Il ne faut pas confondre démocratie et gouvernement de la majorité. La démocratie a des exigences complexes, qui bien sûr comprennent le droit de vote et le respect du résultat des élections, mais requièrent aussi la protection des droits et de la liberté, le respect de la légalité, ainsi que la garantie de libre discussion et de circulation non censurée de l'information et la liberté de la commenter. Les élections elles-mêmes peuvent être fallacieuses si elles ont lieu sans que les différents partis aient une chance égale de présenter leurs programmes respectifs, ou sans que l'électorat jouisse du droit d'être informé et de considérer les points de vue des divers concurrents. La démocratie est un système exigeant, et pas seulement un système mécanique comme dans le gouvernement majoritaire, pris isolément, en dehors de tout contexte. Envisagés sous cet éclairage, les mérites de la démocratie et sa prétention à être une valeur universelle peuvent se rattacher à certaines vertus distinctes qui vont de pair avec une pratique sans entraves. En réalité, on peut distinguer trois modes différents à travers lesquels la démocratie enrichit la vie des citoyens.

       Premièrement, la liberté politique fait partie de la liberté de l'homme en général, et l'exercice des droits civiques et politiques, un point crucial dans une vie satisfaisante pour les individus et les corps sociaux. La participation à la vie politique et sociale a une valeur intrinsèque pour la vie humaine et le bien-être des personnes. C'est une privation majeure que d'être empêché de participer à la vie politique de la communauté.

       Deuxièmement, comme je viens de le montrer (en rejetant la thèse selon laquelle la démocratie est en conflit avec le développement économique), la démocratie a une valeur instrumentale ou pratique importante, en amplifiant l'écoute accordée aux gens lorsqu'ils expriment et défendent leurs revendications à l'attention des politiques (y compris revendications pour des nécessités économiques).

       Troisièmement - et ceci est un point qui devra être étudié plus loin - la politique de la démocratie donne aux citoyens une chance d'apprendre les uns par les autres, et aide la société à donner forme à ses valeurs et à ses priorités. Même l'idée de « besoins », qui inclut la compréhension des «besoins économiques », requiert une discussion publique et un échange d'informations, de points de vue et d'analyses. Dans ce sens, la démocratie a une fonction constructive, qui s'ajoute à sa valeur intrinsèque pour la vie des citoyens et à son importance instrumentale dans les décisions politiques. La revendication de la démocratie à être considérée comme valeur universelle doit prendre en compte tous ces multiples aspects.

6/ La définition conceptuelle - et même la compréhension - de ce qui doit être considéré comme « besoins », y compris les « besoins économiques », peut elle-même nécessiter l'exercice de droits civiques et politiques. Une réelle compréhension de ce que sont ces besoins économiques - leur contenu et leur force - peut nécessiter discussion et échange. Les droits civiques et politiques, particulièrement ceux qui sont rattachés à la garantie de la libre discussion, du débat, de la critique et de la contestation, sont au cœur du processus générant des choix informés et réfléchis. Ces procédés ont une valeur cruciale dans la formation des valeurs et des priorités, et nous ne pouvons, en général, marquer des préférences, exprimées indépendamment du débat public, c'est-à-dire sans tenir compte du fait que sont ou ne sont pas autorisés un échange et un débat ouverts (...) Il existe de nombreuses choses que nous pourrions, à juste titre, évaluer et considérer comme « besoins » si cela était faisable. Nous pourrions même vouloir l'immortalité, comme le fit l'extraordinaire personnage féminin de Maitreyee avec son remarquable esprit de curiosité, dans sa conversation avec Yajnavalkya, il y a trois mille ans, dans le célèbre récit des Upanishad. Mais pour nous, l'immortalité n'est pas un « besoin » car de toute évidence, on ne peut l'atteindre. La conception que nous avons des « besoins » est en rapport avec la manière dont on peut prévenir certaines difficultés ou privations, et avec la compréhension que nous avons de ce qui peut être fait en ce domaine. Dans la compréhension et l'élaboration des convictions concernant cette faisabilité (faisabilité sociale en particulier), les débats publics jouent un rôle essentiel. Les droits politiques, y compris la liberté d'expression et de discussion, jouent non seulement un rôle vital pour induire des réponses sociales des besoins économiques, mais aussi un rôle primordial dans la conceptualisation des besoins économiques eux-mêmes.

7/ En fait, la portée et l'efficacité d'un débat ouvert sont souvent sous-estimées dans l'évaluation des problèmes sociaux et politiques. Par exemple, le débat public a un rôle important à jouer dans la réduction du taux élevé de fertilité qui caractérise certains pays en voie de développement. Que le net déclin du taux de fertilité dans les régions les plus scolarisées de l'Inde ait été fortement influencé par le débat public concernant les effets négatifs de ce taux élevé pour la communauté en général, et pour la vie des jeunes femmes en particulier, cela est parfaitement évident. Si l'idée s'est peu à peu fait jour, par exemple dans l'État de Kerala ou de Tamil Nadu, qu'à l'époque moderne, une famille heureuse est une famille peu nombreuse, c'est parce que beaucoup de discussions et de nombreux débats ont contribué à la formation de ce point de vue. Le Kerala a maintenant un taux de fertilité de l,7 % (comparable à celui de la France et de la Grande-Bretagne, et bien en dessous des 1,9 % de la Chine) : cela s'est accompli sans mesures coercitives mais principalement grâce à l'émergence de valeurs nouvelles - processus dans lequel le dialogue politique et social a joué un rôle majeur. L'élévation du niveau d'instruction de la population du Kerala est supérieure à celle de n'importe quelle province de Chine, en particulier dans la population féminine, et a notamment contribué à rendre possible ce dialogue politique et social.

QUESTIONS SUR LE TEXTE

1° § Peut-on dire que la démocratie favorise la croissance économique ? Pourquoi ? Peut-on dire l’inverse ?

2° §Rappeler quelles sont les politiques considérées comme responsables du développement de certains pays d’Asie du Sud-Est. Ces politiques nécessitent-elles l’existence d’un système démocratique pour être appliquées ?

3°§ Quel critère de développement A. Sen ajoute-t-il aux indicateurs de croissance ? Montrer que celui-ci est indissociable de la démocratie.

4°§ Montrer pourquoi les famines sont un exemple du rôle fondamental que joue la démocratie dans le développement.

5°§ Qu’est-ce qui caractérise le mieux la démocratie, selon A. Sen ?

6°§ Pourquoi la démocratie est-elle nécessaire à la définition des besoins économiques ?

7°§ Montrer en quoi l’exemple de la réduction de la fertilité en Inde (comparée à celle opérée en Chine) est une parfaite illustration du lien entre le développement et l’évolution des valeurs. Pourquoi la démocratie est-elle le seul système capable de réaliser cette évolution des valeurs ?